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Jehanne Rousseau : quels liens entre le jeu vidéo et le cinéma ?

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Spécialisation oblige, on ne parle pas souvent de jeux vidéo dans Daily Movies. Alors que le jeu vidéo se répand de plus en plus, il représente aussi un domaine plus étudié que jamais. La conférence du NIFFF Imaging the future a présenté l’occasion de réfléchir sur l’actualité d’un domaine en pleine expansion. À l’issue de cette conférence, c’est donc en compagnie de Jehanne Rousseau, directrice du studio Spiders Games (à qui l’on doit par exemple les RPG Faery : legend of Avalon, Mars : War Logs) qu’on a pu faire un tour d’horizon du cinéma et du jeu vidéo.


Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je m’appelle Jehanne Rousseau et je suis la directrice du Studio Spiders, que j’ai créé avec mes co-associés il y a dix ans. Ça va faire 20 ans que je travaille dans le jeu vidéo : j’ai commencé en tant que graphiste 2D, mais très rapidement, je me suis retrouvée avec plusieurs casquettes : j’ai fait du game design, du level design, et puis j’ai commencé à encadrer les équipes – c’était le début de l’aventure.

Je suis une joueuse depuis très longtemps. Mes parents m’avaient offert une ColecoVision quand je devais avoir 5 ans, en 1981 – et je ne me suis jamais arrêtée de jouer. C’est quelque chose qui pour moi a été culturellement extrêmement présent dans ma vie. Je n’ai pas fait d’études dans ce domaine, parce qu’il n’existait pas d’école spécialisée dans le jeu vidéo à l’époque, pas en France en tout cas. Je n’aurais honnêtement jamais pensé travailler dans le jeu vidéo à l’époque, parce que je ne savais même pas comment ça pouvait arriver ! J’ai d’abord commencé des études de lettres, où je me suis ennuyée. J’ai fait ensuite des études d’arts. Je travaillais beaucoup chez moi sur Photoshop et je faisais beaucoup de graphisme. C’est un copain qui m’a dit ensuite : « tiens, il y a une boîte qui se monte, ils cherchent justement un graphiste… Tu pourrais leur présenter ce que tu fais, et puis on verra bien » Et j’ai été embauchée comme ça, ça a commencé comme ça. Je n’avais jamais travaillé dans le jeu avant et j’ai vraiment appris sur le tas.

C’est arrivé par hasard – et ça a été une histoire d’amour. Une longue histoire d’amour !

Quels sont les spécificités de Spiders Games ? Le studio, est-il défini par une certaine identité visuelle ?
De mon point de vue, en tant que scénariste, je dirais la non-linéarité. Donc le fait de vouloir offrir des choix qui vont modifier l’histoire et l’expérience du joueur. Cyril, notre directeur artistique, lui dirait autre chose probablement… Cela dit, beaucoup de gens nous disent qu’on reconnaît une patte graphique particulière dans nos jeux, ce qui est sans doute lié aux artistes avec qui on a l’habitude de travailler, chacun d’entre eux amène sa vision. On essaie toujours d’avoir un univers graphique fort. J’ai énormément de respect pour les concepts artists avec qui on travaille. Sur Faery : Legend of Avalon, on est allés chercher Jean-Baptiste Monge, pour Mars : Project War Logs c’était Camille Bachmann. Ce sont deux artistes incroyables. Il est à chaque fois très important pour moi d’échanger avec eux, et de faire en sorte que leur vision porte l’univers autant que les histoires servent à leur donner de la profondeur. On essaie toujours d’avoir un univers graphique qui soit fort et unique.

La création artistique
Il a été abordé lors de la présentation Imaging the future le fait que la création vidéoludique est avant tout un travail de collaboration entre les différents artistes. On dirait qu’une des particularités dans la création de jeux vidéo est le fait de rassembler un ensemble de créations personnelles pour en faire une unité cohérente…
Absolument. C’est vrai qu’il existe de petites équipes indés, qui vont développer des jeux à trois ou quatre personnes, et il y a aussi quelques rares exceptions où une personne a fait son jeu lui-même comme Notch pour Minecraft par exemple, mais c’est assez rare. Ça fait justement partie des choses que j’aime dans le jeu vidéo : le fait d’avoir la chance de travailler avec des artistes talentueux, avec des musiciens qui vont arriver avec un autre point de vue… avec des game designers, des acteurs, des animateurs… Finalement, c’est vraiment plein de gens qui n’ont pas du tout les mêmes parcours, il y a des profils très variés, et on les fait travailler ensemble. C’est une expérience incroyable. Cela amène à de belles rencontres, et à des moments émouvants.

Par exemple, la première fois que je suis allée en studio pour effectuer le premier enregistrement voix pour Greedfall et le personnage que j’avais écrit et auquel j’étais très attachée était très particulière. L’acteur arrive, c’était un grand Anglais, très élégant, qui arrive en plaisantant ; il était là pour incarner ce personnage qui a des scènes très dures au niveau émotionnel. L’enregistrement commence, et je le vois se métamorphoser complètement, rentrer totalement dans le jeu du personnage. Je le vois carrément se décomposer pour l’incarner. C’était d’une telle intensité que j’en ai pleuré ! Ça m’a tellement émue de voir l’intensité avec laquelle il l’incarnait et surtout d’entendre pour la première fois mon personnage… En fait, je le conçois sur papier, j’écris d’abord son histoire puis le concept artist va commencer à lui donner un visage et une allure. Il travaille sur tous les petits détails qui vont lui donner l’air vrai. Après quoi, le personnage est modélisé, animé en 3D, puis on fait jouer un acteur pour prendre la motion capture du personnage. Finalement, à chaque étape, on voit le personnage prendre de plus en plus corps, la voix étant le dernier palier, et cela amène une émotion incroyable.

Je crois qu’effectivement, c’est une des choses pour lesquelles le jeu vidéo aussi unique et riche ; il amène à rencontrer plein de gens avec des parcours très différents puis à donner vie à quelque chose que le joueur pourra ensuite expérimenter à son tour.

Comment élabore-t-on l’univers d’un jeu vidéo ?
Ça dépend. Sur certains projets, qui étaient très personnels, j’ai travaillé majoritairement seule, mais pas uniquement. J’échange avec les game designers pour être sûre qu’il y ait une expérience de jeu intéressante, par exemple. Il y a Mars : War Logs, qui était à la fois un projet et une expérience vraiment très personnels.

Souvent, j’ai tendance à travailler par étapes : c’est-à-dire que je créé d’abord un univers, puis, souvent, les personnages principaux et à partir de là seulement, je déroule les scénarios. Entre toutes ces étapes, il va y avoir des collaborations, par exemple avec les concept artists et les directeurs artistiques : certaines idées s’élaborent et se construisent à partir d’un détail qu’ils auront trouvé. Il y a donc des choses qui émanent des backgrounds que j’ai créés pour certains personnages, et d’autres fois, c’est l’inverse – les choses se nourrissent comme ça.

Parfois d’ailleurs on ne sait plus trop qui a amené une certaine idée au départ, parce qu’elle a été enrichie ensuite par étapes successives et différentes personnes – finalement, c’est là qu’on voit qu’il s’agit d’un vrai travail collectif. Sur certains projets, comme Greedfall, l’univers est venu de l’équipe et de contraintes qui ont été amenées par les jeux précédents : ils ne voulaient plus d’univers désertiques comme c’est le cas sur Mars, ils voulaient des paysages verdoyants, une nature luxuriante, des costumes qui soient plus rétro, ce qui nous a fait partir sur le XVIIe siècle… Il y a donc eu plein d’idées pour lesquelles il fallait une cohérence. J’ai donc pris toutes ces idées, les ai rassemblées, et puis ça a donné Greedfall. Dans ce cas précis, c’est donc quelque chose qui a vraiment émergé de l’équipe, à partir d’envies d’histoires ou de personnages.

Un jeu vidéo, c’est donc vraiment quelque chose qui se tisse au fur et à mesure…
Exactement. Ce n’est pas pour rien qu’on a choisi l’araignée comme symbole, d’ailleurs. C’est l’animal qui tisse !

La narration du jeu vidéo – et celle du RPG en particulier – a-t-elle des outils qui lui sont propres ? On sait que le RPG a cette particularité d’ouvrir une multiplicité de scénarios potentiels sans pour autant que le joueur se doive de les explorer ensuite. Comment se passe la construction d’une telle narration ?
J’ai toujours eu l’habitude d’écrire des histoires à embranchements multiples, c’est à un tel point que je me suis rendu compte que je ne suis plus capable maintenant d’écrire différemment. J’écris maintenant toujours plein d’embranchements, plein de possibilités. C’est peut-être plus compliqué, mais je m’en rends compte, c’est surtout tellement plus amusant ! Je trouve finalement un peu ennuyeux maintenant de réaliser des histoires plus linéaires.

Il y a des outils spécifiques, dont certains qu’on a développés – on a notre propre moteur de jeu, et dans ce moteur il y a par exemple des outils qui nous permettent de faire de la mise en scène et qui s’adaptent et qui réagissent aux choix du joueur. On a aussi développé un outil qui me permet d’écrire – j’avais au départ un éditeur de dialogue qui ressemblait à Excel. Avec ça, c’était l’enfer parce que pour élaborer les différents choix il fallait tout avoir en tête – je finissais me limiter moi-même, et par limiter les nombres de choix possibles, sinon je me perdais. Les développeurs m’ont donc créé un outil qu’on appelle « narration nodale », qui comporte des blocs reliés par des ficelles, qui permettent de tisser tous les liens entre les différents éléments du jeu. L’intérêt de cet outil est qu’il fonctionne à plusieurs niveaux, et permet donc de voir à la fois l’intégralité d’une quête et tous ses embranchements possibles, et à côté de ça, il permet aussi de ne sélectionner qu’un dialogue et de voir ses embranchements et ses liens avec les choix précédents du joueur. C’est un outil qui a tout changé et nous a permis de proposer encore plus de liberté au joueur.

Jeu vidéo et cinéma
En quoi le jeu vidéo et le cinéma communiquent-ils actuellement ?
Je pense qu’il y a énormément de ponts entre ces deux médias. Déjà, parce qu’il y a des personnes qui vont de l’un à l’autre, travaillent dans un de ces domaines puis se dirigent vers l’autre. Je pense que pendant un certain temps, il y a eu des réalisateurs de jeux qui étaient frustrés par rapport au cinéma et à son image – ça semblait plus glamour, avoir plus de visibilité et offrir plus de possibilité que le jeu vidéo. C’est en train de changer complètement. Le jeu vidéo a depuis gagné en maturité. Il y a 15 ans, cela aurait semblé impossible qu’un réalisateur de film fasse du jeu vidéo – d’ailleurs, il n’y a encore pas si longtemps, on voyait le jeu vidéo comme quelque chose de spécifiquement destiné aux enfants. Le jeu vidéo a depuis gagné en maturité et en image de marque. Il a été possible de créer des ponts de l’un à l’autre : par exemple, on travaille actuellement avec un réalisateur qui travaille uniquement pour le jeu vidéo, mais qui a une formation émanant du cinéma. De la même manière, il y a des acteurs qui travaillent à la fois pour le jeu vidéo et pour le cinéma, par exemple avec la motion capture.

À l’inverse, je crois qu’on peut espérer que le cinéma se nourrisse également du jeu vidéo – on peut penser à certains films qui utilisent certains modes de jeux pour créer leur layout, par exemple. Les deux univers communiquent constamment. J’espère que ça va continuer et permettre aux deux médias de s’enrichir mutuellement.

Peut-on faire un lien entre le spectateur de films et le joueur ?
Je pense que c’est de toute façon un public qui est à la fois joueur et spectateur, parce qu’il y a tellement de personnes qui jouent aux jeux vidéo actuellement… C’est encore plus évident pour les séries, par exemple dans les univers assez geek où on voit souvent un recoupement chez un public qui passe aisément du jeu vidéo à la série, et inversement. Je pense que c’est quelque chose qui va se répandre de plus en plus – les joueurs grandissent et vieillissent, et le public de joueurs va en s’élargissant.

Que dire des films qui empruntent à l’univers du jeu vidéo ? Peut-on dire que le cinéma réutilise certains codes issus du jeu vidéo ?
Oui. Je pense par exemple à Ready Player One – c’est vrai que le cinéma emprunte certains codes, voire peut se servir du jeu comme un support de narration, comme avec « Tron ». Il faut dire que ça reste des univers qui ont nourri tout une génération.

Par contre, j’ai tendance à me méfier des films qui reprennent une licence de jeu vidéo, c’est dommage, mais à quelques rares exceptions, j’ai l’impression que le résultat n’est souvent pas terrible. Dans le futur, j’espère qu’on va gagner en qualité. Quelque chose qui a été exploité par le cinéma et par les séries télé, c’est aussi cette image un peu puérile du jeu vidéo, dans laquelle les adultes qui jouent sont représentés comme des débiles. Ca, c’est en train de changer, ça va en s’améliorant, parce qu’il y a tellement de personnes qui jouent actuellement que ça tend à se modifier. On commence même à voir des influences positives.

Cinéma
Y a-t-il des films qui vous inspirent en particulier lors de votre travail de création ?
Bien sûr. Il y a Blade Runner – c’est un film qui m’a beaucoup marquée, je ne sais plus combien de fois, je l’ai vu ! J’aime aussi le travail sur Alien, le premier volet en particulier. Il y a certains films qui m’ont beaucoup marquée et que je n’utilise pas toujours tels quels, mais dont la culture m’a nourrie de toute façon, même de manière inconsciente. Quand j’ai créé l’univers de Mars pour War Logs, les références à des univers de science-fiction tels que Blade Runner mais aussi, dans un genre différent, Alien, Star Wars ou Dune se sont accumulés parce qu’ils font partie de moi. On se nourrit de plein de choses pour créer, finalement. Je suis une grande fan du « Labyrinthe de Pan », et il en est ressorti un nombre d’inspirations visuelles qui se retrouvent dans Greedfall.

Finalement, pour terminer – quels sont vos films préférés ?
Ça, c’est vraiment dur comme question. Si c’était un personnage de film, ce serait plus facile… Ce serait Helena Ripley, bien sûr. Parce que c’est le personnage le plus badass qui existe ! Et parce que j’adore cette actrice, qui a su évoluer au fur et à mesure des films.

Un film préféré, par contre… Peut-être Le Labyrinthe de Pan. C’est la plus grosse claque que j’aie eue au cinéma depuis longtemps. Je ne m’attendais pas du tout à ça et cela m’a chamboulée profondément.

Helena Ripley est justement un personnage cinématographique qui s’est vu adapté en jeu vidéo…
C’est vrai. Il y a pas mal de grandes licences qui ont été adaptées ensuite en jeu vidéo, sans doute parce que ça laissait présager de bonnes ventes, ce qui a donné parfois de plutôt bons jeux, mais aussi de très mauvais jeux. On peut espérer qu’avec tous les ponts qui se créent, on aura à l’avenir de meilleurs jeux adaptés de films !

C’est la grande question de l’adaptation qui se pose…
Toujours. C’est vrai que quand on adapte, on trahit toujours forcément un peu l’œuvre originale. Pourtant, je crois que si on parvient rendre le sentiment initial, et du moment c’est fait avec amour pour l’œuvre de base, le résultat sera toujours bon.

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