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Ike Nnaebue : « C’est un moment de transition qui fait partie de la vie »

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Ike Nnaebue, réalisateur nigérian, était présent au Festival Black Movie en 2023 pour présenter son dernier film : No U-Turn. Ce long-métrage, première incursion du réalisateur dans le style documentaire, présente les différents parcours de migration entrepris depuis l’Afrique. Avec une particularité : par un point de vue humble et bienveillant et le recueil de témoignages de ceux qui ont entrepris le long voyage vers l’incertain, Ike Nnaebue propose aussi une forme d’autobiographie – ce chemin est celui sur lequel il a lui-même choisi de faire demi-tour, il y a de cela vingt-cinq ans.


Ike Nnaebue en trois dates-clés  
Juin 1975 – sa naissance  
1988 – l’année où il a quitté la maison de sa famille  
21 juin 1995 – le jour où il a quitté le Nigéria  
Deux films favoris  
Le Parrain (Coppola, 1972)
Pulp Fiction (Tarantino, 1994)

Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Je m’appelle Ike Nnaebue. Je suis réalisateurs de films… et père de trois garçons.

L’un de vos thèmes de prédilection est la migration. Comment avez-vous commencé à travailler sur ce sujet ?
C’était un choix conscient et voulu de ma part. Après mon expérience de migration, j’ai su que je voudrais partager cet événement important de ma vie avec autant de personnes que possible. J’étais déjà intéressé par la réalisation de films même avant de commencer mon parcours à travers le pays. J’ai su qu’un jour, je réaliserais quelque chose. C’est une histoire qui m’a suivi pendant très longtemps.

Quelle a été l’impulsion qui a fait démarrer le tournage de No U-Turn ?
Tout a commencé par une série d’ateliers de soutien pour les réalisateurs émergents au Nigéria. Chaque réalisateur sélectionné a eu l’opportunité d’échanger avec des professionnels du milieu et de créer son réseau. Ainsi, chacun d’entre nous a dû arriver avec son équipe de tournage complète ; j’ai donc dû trouver mon producteur, mon directeur de la photographie, et ainsi de suite. Une fois à l’atelier, on recevait des suggestions mais chaque réalisateur gardait une certaine liberté artistique. C’est là-bas que j’ai pu développer le projet de No U-Turn.

Le cinéma est un art de la communication ; il doit donc être compris et perçu par le public qui le reçoit. Alors, pour No U-Turn, mon public était double. C’était comme une dissociation : je voulais faire un film pour l’Afrique, mais en même temps je voulais réaliser un film qui puisse parler à un public européen.

Cela ne doit pas être un exercice facile…
En effet. C’est difficile de trouver l’équilibre juste. Je crois que cela m’a aidé de travailler avec les monteurs de mon équipe, qui étaient nigérians et français. Ce dernier a été le premier regard européen sur mon travail, il regardait les séquences et me faisait son retour ensuite. Parfois, il me disait : “écoute, Ike, je suis pas sûr de comprendre ce que tu veux dire…” Cela m’a fait réaliser que certaines de mes séquences contenaient des éléments qui semblaient facilement compréhensibles pour un public africain, mais étaient dénuées de sens pour un public européen. Il y a des références culturelles, des blagues par exemple, qui n’auraient pas eu de sens pour des européens. Je voulais présenter la migration par le biais d’une expérience de vie, et non pas, comme on la perçoit souvent, par le biais de statistiques ou d’histoires criminelles. Je voulais également que le public africain puisse percevoir les dangers inhérents à un tel parcours de migration, afin de pouvoir ensuite éventuellement l’entreprendre en connaissance de cause. Moi, quand j’ai entrepris ce voyage, je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait ; on m’avait fait penser que ça serait facile. J’ai compris une fois parti à quel point ce serait difficile et dangereux.

Vous avez notamment présenté votre film à la Berlinale, et dans une série de festivals de cinéma européens. La réaction du public a-t-elle été globalement positive?
No U-Turn a été présenté dans une vingtaine de festivals et a remporté une sélection de prix, en Europe et en Afrique. La réaction du public a été très encourageante.

Il s’agit pourtant de votre premier film dans le style documentaire…
Oui, c’est vrai. Pour moi, la réalisation de film doit se concentrer sur la narration; le fait de raconter une histoire est le point central de la réalisation. Vous savez, je me souviens des histoires que j’entendais étant petit, dans mon village, avec ma mère et ma grand-mère. J’en écoutais tous les jours. Ces histoires vous marquent à vie. Aujourd’hui, c’est moi qui en raconte à mes enfants. Bien sûr, il s’agissait souvent d’histoires du folklore, avec une morale qui nous rappelait d’être prudents. “Attention, le lion a perdu une jambe à cause de sa cupidité…”, ce genre de choses. Cela m’a marqué plus que je ne saurais l’expliquer, et aujourd’hui je me sens investi de cette mission, celle de raconter des histoires à mon tour. 

Avez-vous des projets en préparation ?
Oui. Mon prochain projet est lié à ma quête généalogique, celle de partir à la rencontre de mon père, qui est mort quand j’avais 2 ans. Ce projet se nomme Finding My Father. Je cherche à aller à sa rencontre à travers son artisanat, car il était maréchal-ferrant. C’était lui le dernier de son village, et en Afrique, il s’agit d’un artisanat qui se transmet d’une génération à l ‘autre. Cela signifie que généalogie et artisanat sont étroitement liés : lorsque vous rencontrez un maréchal-ferrant, vous pouvez retracer toute sa lignée. Je souhaite donc peindre son portrait à travers les témoignages de ceux qui l’ont connu, et documenter mon apprentissage de cet art.

La réalisation de No U-Turn a-t-elle été éprouvante ?
Elle l’a été, mais de manière inattendue. Je pensais que retourner sur mon chemin de migration tant d’années plus tard serait intéressant et peut-être même drôle, car je suis une personne complètement différente maintenant. J’ai toujours voulu retourner sur ce chemin. Et pourtant, une fois que j’y suis retourné et que j’ai commencé à échanger avec les personnes qui s’étaient engagées sur ce parcours, j’ai perçu tellement d’émotions de leur part. J’étais là, avec mon parcours, à les écouter… Et ça a été douloureux. J’ai pensé au voyage mental que le parcours de migration constituait ; je me suis dit que c’était de ça qu’il s’agissait, avant même d’entreprendre le voyage physique d’un pays à un autre. Une partie de moi s’est dit qu’il ne fallait pas que j’aille au bout du projet ; que j’avais choisi un autre chemin, et qu’il ne servait à rien de retourner voir à quoi il pouvait ressembler. Pourtant, ce chemin de migration a fait de moi qui je suis. Et je ne changerais rien à cela. C’est un moment de transition qui fait partie de la vie ; cela peut prendre la forme de partir de chez ses parents, ou cela peut être un voyage à travers le désert. C’est un départ vers l’inconnu. Un chemin vers soi. C’est ce à quoi j’ai pensé lors du montage du film : plus qu’un voyage vers l’Europe, le parcours de migration est un voyage vers soi. Moi, je ne suis même pas arrivé jusqu’à l’Europe. Certains n’y arrivent pas. Mais ils trouvent autre chose. Une partie d’eux, sur le chemin.

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