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Les Misérables : rencontre avec Damien Bonnard et Djebril Zonga

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Dans le premier long-métrage de Ladj Ly, récompensé à Cannes du Prix du Jury, les deux comédiens incarnent des policiers d’une équipe de la BAC confrontés aux problèmes de la banlieue. Un film humaniste et politique qui s’écarte des clichés pour nous proposer une fable percutante et alarmante sur un système au bord de l’explosion.


Avant Les Misérables, connaissiez-vous Ladj Ly ? Comment ce projet est-il venu à vous ?
Damien Bonnard  : Tout l’espace du film se tourne là où le réalisateur, Ladj Ly, a grandi. Lorsqu’il avait 15 ou 16 ans, il s’est acheté une caméra mini dv et passait son temps à tout filmer. À peu près à cette période, le collectif Kourtrajmé, dont il fait parti, s’est petit à petit formé autour de Romain Gavras, Kim Chapiron et Toumani Sangaré. Par la suite, en 2005, il y a eu les émeutes qui se sont formés à Clichy-sous-Bois et Montfermeil. Sa caméra a alors pris une place plus journalistique, puisqu’il filmait pour documenter ce qui se déroulait là-bas. En même temps, il savait que cette présence journalistique pourrait calmer les tensions entre les policiers et les jeunes. Il essayait donc de tempérer les choses en ayant ce rôle de modérateur. Or un jour, il a filmé une bavure policière – autre mot pour signifier « violence policière ». Suite à cela, les policiers ont voulu récupérer la vidéo. Il a refusé et l’a déposé sur le site Rue89 sous les conseils de Costa Gavras. Une enquête de l’IGPN a ensuite permis de condamner cinq policiers. C’était la première fois que des policiers furent condamnés d’après une telle vidéo. En fait, le film part de cette histoire.

Nous avons commencé avec un court-métrage, un an avant la sortie du long. Moi, je suis le petit dernier de la bande, puisque je ne connaissais pas Ladj Ly. Je suis arrivé par l’intermédiaire d’Alexis Manenti, qui joue Christ, dit « cochon rose », avec qui j’avais fait un ou deux films. Comme Ladj cherchait quelqu’un pour faire Pento, j’ai pu le rencontrer par son intermédiaire, et nous avons directement eu envie de travailler ensemble.

Djebril Zonga : Je connais Ladj depuis vingt ans. J’ai grandi à Clichy-sous-Bois, et lui à Montfermeil. On est des amis d’enfance. Quand j’ai appris qu’il préparait son court-métrage, je l’ai appelé pour lui demander de me laisser passer le casting. À la base, il cherchait quelqu’un de différent physiquement. J’ai un peu insisté, puis il a accepté. C’est comme cela que je me suis retrouvé sur le court-métrage. Ensuite, il a été très fidèle, car il nous a gardés pour le long. Il a eu l’opportunité d’avoir des acteurs connus, et même d’avoir plus d’argent, mais il a préféré continuer l’aventure avec nous.

Au cinéma, nous avons très souvent une image type du policier. Ce qui n’est absolument pas le cas dans ce film. Pouvez-vous nous parler de vos personnages, et la manière dont vous les avez modelés, pensés et travaillés ?
Djebril : J’interprète Gwada. C’est un personnage qui me ressemble un peu, parce qu’il a grandi comme moi dans ce quartier. Après, il est devenu policier. Il se situe donc un peu à la frontière entre la police et les jeunes. C’est lui qui essaye de tempérer. Il est constamment livré à cette dualité permanente. J’étais obligé de rencontrer des gens qui avaient vécu la même chose, à savoir des policiers qui ont grandi en banlieue. Être en immersion avec eux pour les observer et être le plus juste possible, c’est ce qui a permis de préparer mon personnage. Il est pétri de contradiction ; c’est ce qui le rend d’ailleurs profondément humain. C’est très important, puisque c’est en partie pour cela qu’il va perdre le contrôle.

Damien : On rentre dans le film par le regard de mon personnage. C’est par mon arrivée qu’on intègre cette équipe. Je suis le brigadier Stéphane Ruiz qui était un policier de Cherboug. Il a fait une formation à la BAC. Je rejoins cette équipe, car je veux me rapprocher de mon enfant, dont je n’ai plus la garde et qui est dans cette région-là avec sa mère. En vrai, j’étais en train de faire un tournage avec le réalisateur Steven Spielberg, et j’ai été muté pour faire Les Misérables (rires). Je blague !

Personnellement, je connaissais un peu le quartier, car nous y avions fait le court-métrage. Mais, je pouvais aussi m’amuser à découvrir certains lieux. Alexis Manenti, qui fait aussi parti de Kourtrajmé, et connaît Ladj et Djebril depuis une vingtaine d’années, connaissait également très bien les lieux. J’étais finalement le seul à moins connaître le coin. Durant le court-métrage, on vivait quand même sur place… C’était en quelque sorte parfait, puisque je devais en permanence jouer quelqu’un qui découvre les habitants, l’architecture, la manière dont on pratique les choses à certains endroits, les problèmes qui existent ou qui peuvent arriver, etc. Tout comme le drone, j’avais constamment une place de recul. C’est une position où j’essayais d’analyser les choses, de les comprendre ou de les observer sans forcément en parler. J’ai une place d’observateur.


Mais c’est également une personne morale.
Damien : Oui, car il essaye de faire son métier du mieux possible. Il ne dit pas que les autres le font mal, mais il essaye de se tenir… La police est très vaste. Son but est de sauver des vies, maintenir la paix, etc. Ils essayent d’y tendre au maximum. Seulement, il y a parfois des situations délicates. C’est une réflexion sur la justice et ses limites.

En tant qu’acteur ayant jouer le rôle de baceux, en tant qu’individu, peut-être plus sensibilisé que d’autre, quel regard portez-vous sur le rôle et la place de la police dans les banlieues ?
Damien : C’est une question compliquée, car cela dépend beaucoup des directives gouvernementales, de la police elle-même, des réactions en face d’elle… Il y a tellement de choses à changer. Le film souhaite surtout déplacer les regards pour que l’on arrête d’enfermer les gens dans des cases, de faire croire qu’ils ne sont que ça, de les limiter à ça. C’est tout le travail que fait ce film. Je ne peux pas prétendre avoir toutes les réponses. J’essaye simplement de faire attention à mon regard. Ladj nous le dit souvent : un regard provoque des jugements et des actes. Si je change donc mon regard, je peux changer mon jugement et mes actes.

Lorsque nous voyons les documentaires, comme 365 jours à Clichy Montfermeil, les cop watches, comme celle de 2008, le partage instantané sur les réseaux sociaux, on se dit que la caméra a une importance cruciale. Selon vous, est-ce le seul moyen de se faire entendre ? La caméra et le cinéma sont-ils une arme, un combat et acte politique fort ?
Damien : Oui, la création est la meilleure manière de se battre dans la vie. 

Djebril : Avec ce qu’il a fait, je pense que Ladj en est l’exemple même. À travers son parcours de réalisateur, il est clair qu’il s’est servi de sa caméra pour changer les choses. D’ailleurs, il y a une image qui représente très bien cela : la photo de JR sur laquelle on le voit tendre sa caméra comme une arme. C’est exactement ça.


Gros absents du film : l’Etat et les instances politiques. Je vois personnellement le film comme une fable qui fait un tour d’horizon de la banlieue : les tontines, les médiateurs, les jeunes, les frères musulmans, etc. Comme vous le dites, si le réalisateur prend un parti, c’est celui de casser les codes et les clichés sur les banlieues. Diriez-vous alors que Les Misérables a une vertu pédagogique et politique ?

Damien : On ne pouvait évidemment pas tout montrer, notamment parce que le film se déroule sur deux jours. Même si cela fait trente ou quarante ans que c’est globalement abandonné, il y a beaucoup de choses qui ont changées. Il y a par exemple eu un grand plan de rénovation urbain. Cependant, la pauvreté demeure toujours et l’Etat reste absent. Il n’y a aucune subvention. Il n’y a pas de cinéma et de salles de concert. Il n’y a pas la base essentielle pour l’évasion : la culture.

Je pense que le film a effectivement une vertu pédagogique. Il a d’ailleurs été complété par une école ouverte par Ladj [ Ecole de cinéma Kourtrajmé ]. C’est une école de cinéma gratuite, sans condition de diplôme, ni d’âge. Les Misérables est une fable ou un conte moderne qui ne dit pas que la révolte violente est la solution. Il dit juste que si nous ne faisons rien, cela finira mal…

Prix du Jury de Cannes, sélection pour représenter la France aux Oscars, des éloges dans la presse, etc. Comment vivez-vous ce succès et le fait que le film soit vu dans le monde entier ?
Damien : On le vit bien, parce que c’est hyper beau de pouvoir le partager. On fait des films pour pouvoir les montrer aux gens.

Djebril : Je ne sais même pas comment l’expliquer. Comme on a tout vécu de l’intérieur, et qu’on était impliqué dans le projet dès son origine… On voulait faire un bon film. On a beaucoup travaillé et on est contents. Après, tout ça… je ne sais pas. Limite, si on nous avait dit qu’il allait se passer telle ou telle chose, on aurait dit : « Eh ! À un moment ça va hein ! »

Damien : On découvre les choses petit à petit, et à chaque fois, c’est de plus en plus beau. 

Djebril : Je travaillais avec un coach. C’est un ami. Quand on a eu le scénario et qu’on bossait dessus, ça lui arrivait parfois de dire qu’on allait faire ce qu’on avait à faire, et qu’on finirait sans doute aux Oscars ou je ne sais où. Quand on te parle comme ça, on ne peut que le prendre à la rigolade.

Damien  : De toute façon, on ne peut pas se projeter. Avant de faire le film, on ne savait même pas si on allait réussir à le faire. Après, on ne sait jamais dit qu’on allait aller à Cannes. On espérait qu’il sorte en France au moins dans cinq salles.

Djebril : À un moment donné, on parlait même de sortir le film sur une plateforme. Il était donc possible que le film ne sorte pas au cinéma… Finalement, ça a été compliqué tout en restant simple. Personnellement, je ne réalise pas tout ça. Je pense qu’il me faudra des années pour me dire qu’on l’a vraiment fait.

Damien : Nous allons maintenant voir comment il va être reçu par le public. Cela fait plusieurs temps que nous le montrons partout. Il est désormais livré à la vie. On va voir.

Les Misérables
FR – 2019 – Drame policier
Réalisateur : Ladj Ly
Scénario : Giordano Gederlini, Ladj Ly, Alexis Manenti
Acteurs : Damien Bonnard, Alexis Manenti, Djebril Zonga, Issa Perica, Al Hassan Ly, Steve Tientcheu, etc.
Producteurs : Toufik Ayadi, Christophe Barral
Durée : 102 min
Sortie : le 20 novembre 2019 au cinéma

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