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Jacques Sarasin, réalisateur voyageur

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Jacques Sarasin

Entretien avec un réalisateur genevois atypique, et amoureux de l’Afrique.


Né à Genève en 1955, Jacques Sarasin suit un parcours atypique et bigarré, avec à son actif un titre de champion du monde de voile, des expériences comme courtier maritime, dirigeant d’une fondation consacrée au développement d’habitat social en Afrique et Amérique latine et d’une société tournée vers les nouveaux produits alimentaires. Féru de voyage et de découverte, il reste également sensible à la culture, lance un magazine sur les arts plastiques et fonde en 1994 les Ateliers Faire Bleu, devenus société de production pour le cinéma. Il en arrive alors à la réalisation documentaire, avec « Je chanterai pour toi » (2003), portrait consacré au chanteur malien Boubacar Traoré, puis « On The Rumba River » (2007), centré sur le pionnier de la rumba congolaise, Wendo Kolosoy, dit Papa Wendo. Il réalise en 2012, « Ecuador une politique au-delà de l’utopie » et enfin le tout récemment sorti « Le masque de San », pour lequel Daily Movies l’a rencontré.

– Jacques Sarasin, pour ceux qui ne vous connaissent pas, quel est votre parcours ?
– J’ai découvert le cinéma tardivement en arrivant à Paris dans les années 90. Avant je n’étais pas un amateur. J’ai vendu une société d’agro-alimentaire pour acheter une société de production. J’ai appris sur le tas la fabrication d’un film. Cela m’a passionné ! Un jour, j’ai proposé un sujet à un réalisateur qui l’a refusé. J’ai décidé de le réaliser en 2000, c’était « Je chanterai pour toi [1]». Je suis parti avec un budget de 50’000 francs français et j’ai terminé avec un long métrage d’une heure trente. Il est sorti dans six pays et a rencontré un certain succès.

Le Masque De San

– Vos principaux documentaires portent sur l’Afrique. Quel est votre lien avec ce continent ?
– Initialement, c’était un intérêt pour un chanteur, Boubakar Traoré, mais je n’avais pas d’attache particulière. Aujourd’hui, c’est différent. C’est donc au départ une rencontre avec lui. J’étais hypnotisé et amoureux de sa musique. Après la lecture d’une biographie écrite par une néerlandaise, je suis parti à sa rencontre à Bamako. Il a accepté mon projet. Au départ, je pensais faire un sujet de 26 minutes, jusqu’à ce que Jonathan Demme (réalisateur du « Silence des agneaux ») le découvre, le trouve génial et décide de le soutenir. Ce soutien m’a crédibilisé auprès du public et m’a permis de faire d’autres films ensuite.

– Des documentaires et aujourd’hui une fiction. Comment s’est opéré le passage ?
– Au départ du projet, mon souhait était de réaliser un documentaire sur les masques avec un ethnologue malien, Youssouf Tata Cissé[2], décédé depuis. Réaliser un documentaire sur les masques est un sujet rébarbatif malgré de belle réussite comme celui fait par Chris Marker et Alain Resnais « Les statues meurent aussi »[3].

Lors de la préparation, et après de nombreuses rencontres, j’ai construit, au départ, un scénario de documentaire et j’ai terminé avec un scénario de fiction. Scénario qui a évolué tout au long du tournage. Youssouf Tata Cissé était malade pendant le tournage, nous ne savions pas s’il allait pouvoir venir. Nous l’avons remplacé par un comédien de la Comédie Française, Bakary Sangaré[4]. Les aspects documentaires se sont donc effacés au profit d’une fiction.

La guerre au Mali a aussi modifié les lieux de tournage et a influencé le scénario. Il nous manquait des éléments pour introduire le film, éléments que l’on a tournés au musée ethnographique de Genève.

– Le voyage du « héros » est un voyage initiatique, un retour au pays natal qu’il a quitté il y a plusieurs dizaines d’années. Son oncle, resté au pays, décrit « un grand pays qui est devenu fantôme ». Quel est votre sentiment sur la situation du Mali ?
– C’est effectivement un voyage initiatique pour B. Sangaré dans le film et dans la réalité. Il a grandi dans la brousse mais est aujourd’hui un comédien de la Comédie Française. Ses amis le décrivent comme un « baobab ambulant » ; il est ancré dans la terre malienne et le fait de découvrir une culture, des personnages qu’il ne connaissait pas, l’a profondément influencé dans son jeu d’acteur. La moitié des personnages du film jouent leur propre rôle avec une facilité étonnante. Ils sont remarquables et beaucoup plus sincères que les comédiens professionnels.

Le Mali était un grand pays. Au moyen-âge, il y avait un empire d’une puissance étonnante, une culture et une richesse phénoménale que l’on ne soupçonne pas en occident. C’est un peu ce que le film souhaite montrer aussi. Ces gens qui crèvent aujourd’hui ont une histoire, une culture incroyable que l’on ne connaît pas. Comme le chantait Boubakar Traoré « émigré balayeur mais dans ton pays tu es peut-être un prince ». On va de plus en plus vivre avec ces gens, c’est donc mieux de les connaître et de les respecter. C’est une des motivations de ce film, je voudrais qu’ils soient vus pour ça, pour que le regard des occidentaux sur les africains change. Si on peut espérer les changer…

Le Masque De San

– Votre film est aussi le témoignage sur une culture orale qui disparaît…
– Dans le village où se déroule le film, on a mis en place une chorégraphie pour les danseurs, on a fait faire des costumes, des masques correspondant à la période des années cinquante. Ces danses traditionnelles existent toujours mais davantage en terme de variétés, de fêtes populaires. C’est aujourd’hui beaucoup moins spirituel, moins ancré dans la terre, dans la tradition. J’ai le sentiment que les jeunes dansent mais ils ne savent plus trop pourquoi.

– Quelle a été l’influence de Youssouf Tata Cissé sur l’élaboration de votre film ?
– Il m’a aidé à traduire mon premier documentaire « Je chanterai pour toi ». Je l’ai revu régulièrement et il souhaitait faire avec moi un documentaire sur les masques. Il rédigeait un ouvrage sur les masques Ciwara[5], masques que l’on découvre dans le film. Le masque est esthétiquement beau… Je me suis basé sur ce qu’il m’a raconté. Il avait sillonné la brousse dans les années cinquante-soixante en collectant des objets, des sons. J’ai passé des heures à l’écouter pour comprendre et écrire le scénario du film. Tata Cissé est très présent, il survole le film et je pense que c’est une bonne chose qu’il ne soit pas venu sur le tournage. Cela nous a permis de passer cette étape de docu-fiction à une fiction pure. S’il était venu, cela aurait été plus documentaire et plus proche de ses études ethnographiques.

– Est-ce que votre film sera diffusé au Mali ?
– Il n’y a pas eu de diffusion officielle, car le pays est dévasté. Je ne concevais cependant pas de ne pas le projeter dans le village où nous l’avions tourné. Il y a donc eu une projection en brousse : cela a été l’hystérie lors de la scène de la cérémonie ! Il y avait 4000 personnes en folie, ils se voyaient pour la première fois à l’écran. En revanche, le film n’a pas été compris. Ils ont souhaité revoir la cérémonie.

Le film a aussi été projeté à Bamako au centre culturel français. Il y avait environ 300 personnes et j’ose dire qu’ils ont adoré le film. Certains pleuraient. On m’a remercié de mettre en valeur leur culture. Ils me disaient que c’était à eux de faire ce genre de film et qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils n’arrivaient pas à montrer la richesse culturelle de leur pays. Il est vrai que le cinéma africain d’aujourd’hui tente de plagier le cinéma occidental plutôt que de faire son propre cinéma.

[1] Sorti fin 20202, c’est une histoire d’amour racontée
par un chanteur malien, Boubakar Traoré, dans le contexte
social, politique 
et géographique
du Mali de 1960 
à nos jours.
[2] Tata Cissé est ethnologue et historien malien, spécialiste de la littérature orale du Mali et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. Chercheur au CNRS et professeur à La Sorbonne (Paris), il est décédé le 10 décembre 2013.
[3] Documentaire-court métrage français réalisé par Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet sorti en 1953.
[4] Bakary Sangaré est comédien, originaire du Mali. Il est lié à la grande œuvre théâtrale de Peter Brook et est le premier Africain sociétaire de la prestigieuse Comédie française.
[5] Le masque Ciwara est un masque-cimier rituel en forme d’antilope-cheval que l’on rencontre dans la culture Bambara.

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