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Lionel Baier : « Que l’on soit Français, Suisse ou Belge, les camps de migrants nous concernent aussi »

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Le réalisateur vaudois Lionel Baier voulait filmer le décalage entre ce qu’on imagine des camps de migrants et ce qu’ils sont en réalité. Il a eu besoin de l’humour et de la sincérité du comédien et animateur de radio français, Tom Villa. Ce dernier a même fait don de ses connaissances linguistiques en apprenant le mandarin à l’actrice Isabelle Carré. Rencontre.


Avant de parler de votre film «La Dérive des continents (au sud)», un mot sur Jean-Luc Godard, disparu il y a quelques heures ? (L’entretien a été réalisé peu après l’annonce de la mort du cinéaste franco-suisse)
Lionel Baier : Que dire… Au cinéma, il est parti à la découverte de nouveaux territoires, pour qu’on puisse ensuite tous enbénéficier. Tous les films et séries télé qu’on voit aujourd’hui reprennent des figures de style qui ont été testées et popularisées par Jean-Luc Godard. Je pense à la rupture de musique, le fait de se passer de texte sur les images ou de faire des sauts dans le montage. Aujourd’hui, c’est complètement inscrit dans la grammaire du cinéma traditionnel et universel.

Et quel homme était-il ?
L.B. : Dans la vie, il était plutôt charmant et maladivement timide. Il se protégeait beaucoup. Il avait créé cette figure médiatique imposante, qui faisait peur à tout le monde, justement pour ne plus avoir à répondre à des questions de journalistes. Il n’était pas très à l’aise avec les interviews. Il aimait bien les déjouer. 

«Pour Godard, la séparation entre télévision et cinéma n’avait aucun lieu d’être.»

Et pour vous, Tom Villa, qu’est-ce que ça vous évoque ?
Tom Villa : On a perdu Jean-Paul Belmondo l’année dernière, Anna Karina en 2019. Ce sont des chapitres qui se terminent. Tous ont laissé des œuvres magnifiquesqui vont durer. Mais il y a un pincement au cœur…
L.B: Pour Godard, le cinéma devait se nourrir de profilsqui ne venaient pas directement du cinéma, qui avaient exercé l’art de l’acteur sur scène ou à la télévision, par exemple. Je pense à Raymond Devos dans «Pierrot le Fou» (1965). Il a aussi fait tourner Les Rita Mitsouko et Marianne Faithfull, qui étaient d’abord des musiciens. Pour lui, bien avant tout le monde, la séparation entre télévision et cinéma n’avait aucun lieu d’être.

C’est parce que Tom n’est pas un habitué du cinéma, que vous l’avez choisi pour incarner le conseiller spécial d’Emmanuel Macron, dans votre film ? 
L.B. : Tom Villa, je l’ai connu à la télévision et vu en spectacle. Pour incarner le personnage de Charles-Antoine, chargé de préparer la visite de Macron dans un camp de migrants italien, je voulais quelqu’un de sincère, convaincant, et dont je sois absolument sûr qu’il serait d’aucun cynisme. Il faut avoir beaucoup de souplesse pour interpréter ce personnage, car il dit tout ce qu’il lui passe par la tête, il n’a pas de filtre. Tom fait ça très bien. Que ce soit à la télévision, chez Thierry Ardisson, ou avec Nagui sur France Inter, il dit des horreurs sur des invités, tout en étant étonné que cela puisse blesser ou même faire rire. Et ça, c’est précieux. Les communicants de Macron, c’est pareil. Ce sont des gens qui disent des énormités, tout en étant très sincères. 

Tom, vous êtes-vous inspiré des communicants du président français ? 
T.V. : Ah oui, tout à fait. Des ministres comme Gabriel Attal ou Marlène Schiappa, par exemple, j’ai l’impression de les voir tous les matins à la télé ou à la radio. Il n’y a qu’à allumer sa télé et piocher. Ce sont plus des communicants que des politiques. Mais n’ont-ils pas d’autres choses à faire ? Est-ce qu’ils se rendent sur les marchés les dimanches ? Pas sûr. Et le conseiller de Macron que j’incarne, c’est un de leurs cousins.

«Même si on aime profondément l’Europe, notre travail, c’est de la critiquer.»

Comment bien résumer ce film ? 
L.B. : L’histoire prend place dans un camp de migrants, au sud de l’Italie. On prépare donc la visite d’Emmanuel Macron et Angela Merkel. Mais le film raconte avant tout le parcours de personnages autour desquels infuse une idée politique, soit ce qui nous rassemble, toutes et tous, les Européens. Il s’agissait de raconter de manière personnelle l’histoire de ce continent. Si vous êtes Français, Suisse ou Belge, ce qui se passe en Italie vous concerne aussi.

Vous aviez quand même visité un camp de migrants avant de travailler le sujet ?
L.B. : Oui, je suis allé en voir un en Grèce, il y a plusieurs années. C’était un camp épouvantable, comme on peut l’imaginer. Un camp avec des portes à cabine posées sur un terrain désert et brûlant, sans électricité, avec des conditions sanitaires douteuses, etc. Tout ça correspondait assez bien à l’image que je me faisais des camps avant d’y aller. Et plus tard, quand je suis allé en Italie, j’ai vu des camps bien organisés. On proposait des cours d’italien pour les enfants. Du temps s’était écoulé. Bien sûr, ça n’enlève rien à la dureté de ceux qui y vivent. Mais c’est de ce décalage-là, avec tout ce cirque médiatique autour, que j’ai eu l’idée de le filmer.

Pour que l’on comprenne bien, ce long-métrage fait partie d’une tétralogie, c’est bien cela ?
L.B. : Oui, c’est le troisième, mais pas besoin d’avoir vu les précédents. Enfin si, foncez les acheter ! (rires) Non sérieusement, chaque film se comprend de façon complètement individuelle. Je raconte à chaque fois une petite histoire d’un bout de l’Europe. Une histoire interpersonnelle, entre des personnages qui n’ont pas grand-chose à faire ensemble, mais qui se retrouvent pour une raison ou pour une autre, obligés de cohabiter dans un territoire qui n’est pas le leur. J’ai d’abord parlé de la révolution des Œillets au Portugal en 1974, puis de la Pologne autour de 2005. 

C’est aussi une critique de l’Europe, et la Suisse n’y échappe pas…
L.B. : Même si on aime profondément l’Europe, notre travail, c’est de la critiquer. Et même si la Suisse est en dehors de l’Union européenne, elle est partie prenante de la politique migratoire européenne. Comme notre travail est de la critiquer, en cela le film est forcément un peu politique. Mais en réalité, si je parle de la Suisse, c’est parce que j’avais envie de filmer ma sœur et mes nièces. (rires) Sans oublier que c’est un film pour lequel la Suisse a donné beaucoup d’argent.

Ce n’est pourtant pas l’accent vaudois que vous avez appris à Isabelle Carré, mais le mandarin… 
L.B. : C’est Tom lui a donné des cours ! On l’ignore, mais avant que la francophonie ne le connaisse, il a eu une assez grande carrière en Asie…

C’est vrai, Tom ? Expliquez-nous tout ça…
T.V. : Mon père était ambassadeur en Chine. Il travaillait pour les centres commerciaux, il a été, entre autres, importateur pour les frères Tang, un gros supermarché asiatique dans le 13e arrondissement. Alors oui, j’ai fait bosser Isabelle, et elle a été surprenante ! Je l’ai encore vue récemment à une avant-première, elle connaît encore son texte par cœur ! (rires)

«Sur un tournage, il faut prendre le temps d’écouter les suggestions des autres.»

Si vous êtes habitué à apprendre des textes, vous en êtes encore à vos débuts au cinéma…
T.V. : J’ai fait une petite apparition dans le premier film de Jérôme Commandeur, «Ma famille t’adore déjà!» (2016), et une autre dans «Neuilly sa mère, sa mère !» (2018). Mais là, c’était le premier beau rôle qu’on m’offrait au cinéma. Merci Lionel pour ça ! Mis à part Isabelle Carré, tous les autres acteurs du film venaient de pays divers et variés, et ne me connaissaient pas.Ils n’avaient pas d’a priori ou d’idées préconçues. C’était très agréable. 

Agréable, le tournage a dû l’être un peu moins en période de Covid, non ?
L.B. : En effet ! Comme on atourné entre mai et juin 2021, les Siciliens étaient encore sous le code rouge, le masque était obligatoire. C’était assez compliqué. Une des scènes les plus chères du film, c’est lorsqu’Isabelle Carré traverse une rue à Catane où des gens boivent un coup en terrasse. Ça a coûté une fortune parce qu’il a fallu démasquer et tester tout le monde, installer des barrières pour respecter la distanciation sociale. Sans compter qu’on tournait en plein soleil, sous 47 degrés. 

Vous laissiez tout de même un peu de place pour l’improvisation ?
L.B. : Tout le monde me dit que je suis hyper précis, alors que j’ai, au contraire, l’impression de donner beaucoup de liberté. Sur un tournage, on est toujours horriblement pressés, mais il faut prendre le temps d’écouter les suggestions des autres. Il y en a souvent de bonnes à garder. Plus je vieillis, plus j’ai du plaisir à ce que les acteurs ou les techniciens me fassent des propositions. Ça me produit de l’exotisme. 

Et le dernier opus de cette tétralogie, c’est pour quand ? 
L.B. : Il me reste la Chine ! (rires en regardant Tom Villa), Non, il me manque le nord. Mais j’attends que l’Écosse quitte le Royaume-Uni de Grande-Bretagne. On a une grosse avancée depuis l’arrivée de Charles III, qui n’est pas très aimé des Ecossais. Alors ça va peut-être précipiter un peu les choses. (rires) Plus sérieusement, j’ai d’autres films à faire avant. Des films dans lesquels Tom pourrait jouer peut-être… Un film en mandarin, par exemple. (rires)  

Et Tom, quels sont vos projets pour la suite ?
Je viens de tourner un film avec Philippe Guillardet Olivier Marchal, et une série pour France 2. Et puis, je suis en scène actuellement, avec le spectacle «Les nommés sont…». On tourne un peu partout en France. On ne doit pas passer très loin de la frontière franco-suisse. 

La dérive des continents (Au Sud)
CH-FR – 2022 – 89min – Drame
De Lionel Baier
Avec Isabelle Carré, Tom Villa, Théodore Pellerin, Ursina Lardi, Ivan Georgiev…
Pathé Films
21.09.2022 au cinéma

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