À l’occasion de la sortie de son premier long-métrage, Les Particules, Blaise Harrison nous présente les dessous d’une oeuvre située entre réalité et fiction. Ce cinéaste talentueux, loué par la presse internationale, réussit à mélanger les genres pour nous immerger dans l’inexorable bouleversement de l’adolescence…
La Quinzaine des réalisateurs, le NIFFF, Les Cahiers du cinéma, un florilège d’excellentes critiques, etc. Comment vivez-vous ces premiers engouements ?
C’est extraordinaire ! Les Particules reste un film confidentiel à petit budget. Les acteurs et moi-même ne sommes pas connus. Être sélectionné à La Quinzaine des réalisateurs est une immense opportunité, puisque nous bénéficions de l’aura du festival. Cela apporte une crédibilité et une reconnaissance à mon travail. Vu le nombre de films qui sortent chaque semaine, il aurait pu passer inaperçu. Ce n’est pas simple de se faire une place. Cette sélection a permis à une presse très large de s’y intéresser, mais également d’être vu par un public beaucoup plus étendu qu’une niche de cinéphiles initiés. De plus, j’étais très heureux que le film soit reconnu par des gens du CERN ( Conseil européen pour la recherche nucléaire ). Ils ont compris ce que j’ai voulu faire, et ont adhéré au projet dont le sujet aurait potentiellement pu les crisper. Évidemment, je n’étais pas là pour dire que le CERN allait engloutir la planète dans un trou noir !
L’adolescence. Qu’est-ce qui vous fascine dans cette phase de la vie humaine ?
C’est une période de la vie que j’ai beaucoup filmée. Je trouve notamment qu’elle est remplie d’une multitude de choses que nous perdons en grandissant : la disponibilité, la découverte du monde, l’étonnement ou l’émerveillement. Parfois, nous méprisons même ce que nous avions été. Je trouve cela dommage. Ce n’est pas très respectueux par rapport à la personne que nous étions autrefois. Nous quittons l’enfance, ce regard naïf et candide, pour nous confronter d’un seul coup à la réalité, l’existence, l’univers et les relations humaines. C’est un âge où nous sommes pleinement confrontés aux questions existentielles et métaphysiques. En discutant avec des adolescents lors de la préparation du film, j’ai découvert qu’ils étaient souvent passionnés par le fantastique, la métaphysique et la physique quantique. En grandissant, je pense que nous sommes vite rattrapés par les choses concrètes de la vie : trouver un métier, gagner de l’argent, fonder une famille, etc. Nous sommes moins sensibles à ce genre de questionnements. Ainsi, l’une des choses qui me plaisait en faisant ce film, c’était de pouvoir faire renaître ou revivre aux spectateurs les sensations et les émotions que nous éprouvions durant cette période de notre vie. J’ai d’ailleurs eu des retours de spectateurs qui vont vraiment dans ce sens. Je peux dire que c’est l’une des choses qui me fait le plus plaisir : réussir à faire revivre ce qui se passait en nous à ce moment-là.
Pourquoi avoir lié ces bouleversements à la physique des particules ?
Pour moi, c’était la porte d’entrée qui me permettait de raconter le trouble et l’angoisse qui pourraient s’emparer d’un adolescent quand il commence à prendre conscience de ce qui l’entoure. Vivre au-dessus d’un endroit ( CERN ) qui cherche à percer les plus grands mystères de l’univers en reproduisant les conditions d’énergie du Big-Bang à l’échelle particulaire, tout en nous faisant prendre conscience que nous ne sommes finalement pas grand chose, cela peut être le sujet d’un vertige et d’une angoisse profonde. Je trouve intéressant de mettre face à face des adolescents et un monde dont on a du mal à cerner l’entière réalité. On se demande parfois s’il est bien tangible et réel.
Le personnage principal observe de plus en plus des phénomènes étranges dans son environnement familier. On pourrait les mettre sur le compte des drogues ; en même temps, ces hallucinations sont nourries par tout un imaginaire qui vient aussi de documentaires scientifiques qu’il regarde sur YouTube. Lorsqu’on évoque par exemple les univers parallèles, la théorie des cordes ou les multiples dimensions, on a souvent l’impression d’être dans une science-fiction. Ce sont pourtant des théories qui sont envisagées très sérieusement par les physiciens. Je trouvais intéressant d’aborder ces questions existentielles à travers la physique quantique ; c’est autant le champs du possible que de l’insaisissable. Notre monde est énigmatique, et j’aime d’ailleurs assez l’idée que la fin du film soit imprégnée par cet aspect mystérieux. On trouve un accomplissement émotionnel au milieu de ce monde angoissant, sombre et énigmatique. C’est assez beau ! Pour moi, les particules évoquent l’évanescent, le mystère et ce qui nous constitue. Un constituant fondamental de l’univers, mais qui ne peut pas pour autant être saisissable. C’est une ambivalence qui ouvre une réflexion métaphysique sur notre existence.
Comment avez-vous fait pour que le spectateur se sente immergé et retrouve l’adolescent qu’il était ?
Les adolescents de la bande ne se connaissaient pas avant le tournage, et il était très important pour moi qu’une complicité existe entre eux au moment de tourner, que leur amitié ne soit pas jouée. Par plusieurs moyens, j’ai donc fait en sorte qu’ils se rencontrent, passent du temps et vivent des expériences ensemble avant le début du tournage, ce qui leur a permis de nouer une vraie relation, d’apprendre à se connaître et à s’apprécier. Je n’ai jamais cherché à les transformer, je les ai pris tels qu’ils sont, pour ce qu’ils sont, en faisant en sorte d’être attentif et nourri par leur sensibilité, leur énergie, etc. Pour dire les choses simplement, je voulais être à leur hauteur, faire en sorte que la caméra soit comme un membre de leur bande. Tout le dispositif était pensé dans ce sens. J’ai tenté de reproduire autant que possible les conditions de tournage d’un documentaire, et de laisser à mes personnages la possibilité de vivre et de s’exprimer comme ils le souhaitaient, pour qu’ils se sentent libres à l’intérieur de ce cadre rigide et contraignant qu’est celui du tournage d’un film de fiction. J’ai fait en sorte de travailler avec une équipe réduite (une 15 aine de personnes) en privilégiant un long temps de tournage, en décor et lumière naturels, etc.
Par exemple, je voulais que l’on tourne le plus possible avec leur famille dans leur vraie maison. Parfois, cela n’a pas été possible. J’ai donc dû trouver des décors. Cependant, ma première envie était de tourner chez eux, car c’est le réel. C’est à eux. C’est quelque chose que l’on ne peut pas inventer. Ce sont des lieux qu’ils investissent et que l’on ne peut pas vraiment reproduire. De plus, je pense que c’est compliqué pour des jeunes non-professionnels d’arriver dans un décor et une chambre qui ne leur sont pas familiers. La chambre de Néa, c’est la sienne. C’est chez elle : on aperçoit son petit frère dans ses escaliers ou son père dans la voiture. J’ai toujours essayé de travailler de cette façon. Quand cela n’était pas possible, c’était souvent pour des raisons pratiques. La chambre de Thomas était par exemple trop petite, et ses parents travaillent en parti chez eux ; c’était donc un peu compliqué au niveau logistique. Nous avons donc recréé une chambre qu’il a investi deux jours avant le tournage. Je lui ai demandé de ramener ses affaires personnelles, de s’installer comme si cette chambre était à lui et de dormir dedans. Au bout d’une nuit, la chambre sentait l’ado… ( rires ). C’était une vraie chambre d’adolescent ! Il s’était véritablement approprié le lieu.
Comment avez-vous organisé le casting ?
Le casting a duré une année. J’ai trouvé certains jeunes au Lycée Ferney-Voltaire, où se trouvent quasiment tous les lycéens du Pays de Gex. J’ai rencontré plus de 500 élèves dans le cadre d’un casting « spontané », c’est-à-dire que nous n’avions pas le droit de les aborder. C’était à eux d’entreprendre les démarches et de venir s’inscrire. On désirait des rencontres très simples au sein desquelles on leur demandait de nous parler d’eux. Il n’était par exemple pas question de tester leur capacité d’acteur. On voulait rencontrer des sensibilités et des énergies qui correspondaient aux personnages que j’avais écrit. Cependant, seule Néa Lüders, qui joue Roschine, a été trouvée de cette manière. Tous les autres, notamment les quatre de la bande, ne se sont pas présentés au casting. Je les ai rencontrés par hasard. D’ailleurs, cela ne m’étonne pas, car les personnages du film ne seraient jamais allés à un casting. Quelque part, c’est logique qu’ils ne soient pas venus !
Ont-ils un rôle purement fictionnel ou avez-vous eu l’envie de laisser transparaître un peu de leur personnalité ?
J’ai rencontré Mérou, joué par Salvatore Ferro, le jour de la rentrée. On était en observation, et je l’ai croisé dans un couloir du lycée. Je me suis dit que c’était exactement ce que je cherchais. Je voulais des jeunes qui ont une attitude et une manière d’être proches des personnages ; en même temps, je ne voulais pas les transformer. J’avais envie de faire avec ce qu’ils étaient. Je n’allais pas leur demander de jouer le rôle de quelqu’un qu’ils ne sont pas dans la réalité. Je devais faire avec, même s’il fallait que je transforme l’écriture du scénario. Cela a été par exemple le cas de Néa Lüders. Quand on a tourné des essais, je lui demandais de jouer le personnage tel que je l’avais écrit, mais cela ne fonctionnait pas. Elle n’était pas juste. Cela m’inquiétait. Plusieurs personnes de mon équipe me disaient que ce n’était pas la bonne, car elle ne jouait pas bien. Or, je voyais quelque chose en elle. Je ne l’ai pas lâchée. J’ai simplement arrêté de vouloir lui faire jouer un rôle, et je l’ai laissée être ce qu’elle est réellement. Son personnage était donc elle. Évidemment, ce n’était pas son histoire, mais elle devait être elle-même au sein de la fiction. Ce qui me plaisait dans ce projet, c’était de m’adapter à ce que sont les gens.
Pour Thomas, c’était un petit peu différent. Je suis tombé dessus complètement par hasard, lorsque je faisais une pause durant les castings au lycée. Je me suis assis à côté de lui sur un banc de la cour. Je l’ai entendu discuté avec un copain. J’ai tout de suite adoré ce qu’il disait, sa façon de s’exprimer, sa voix un peu étrange. Lorsqu’il s’est levé, j’ai vu un corps maladroit, un peu dégingandé. C’était exactement ce genre de jeunes que je voulais pour mon film. Des gamins qui ne ressemblent pas aux autres.
Quelle était votre manière de tourner avec ces adolescents ?
J’ai toujours adoré tourner avec des jeunes. Il y a une absence de maîtrise et de technique. D’un côté, ils ont conscience d’être filmé et essayent d’être en phase avec leur personnage ; d’un autre, il y a une multitude de maladresses et d’imperfections. C’est ce que j’aime avec les personnes qui ne maîtrisent pas leur jeu. Ils sont obligés d’être ce qu’ils sont dans la vie. C’est sublime ! C’est donc pour cela que j’avais envie de tourner sans qu’ils aient au préalable le scénario ou les dialogues. Ils avaient seulement un « pitch » très vague du film. On a tourné dans l’ordre chronologique du scénario, afin qu’ils puissent découvrir l’histoire au fur et à mesure. Ils se faisaient une idée de ce qui se passait et de ce qui allait arriver en fonction de ce qu’ils étaient en train de tourner. C’est une autre approche du travail. Ce sont des enfants qui ne sont pas scolaires, et je ne me voyais pas leur donner des textes à apprendre par coeur. C’était très spontané et intuitif, autant pour eux que pour moi.
Quels matériaux, dispositifs et techniques avez-vous utilisé pour les effets spéciaux ? Quels objectifs désiriez-vous atteindre ?
Je savais dès le tout début de l’écriture que certaines séquences allaient nécessiter des VFX (effets spéciaux numériques). Il fallait que les manifestations surnaturelles et les déformations qu’observe P.A. dans son environnement soient aussi vues par le spectateur, comme une expérience partagée. J’ai été très tôt (environ plus d’un an avant le début du tournage) en contact avec Mac Guff qui a réalisé tous les VFX du film. Nous avons beaucoup discuté et réfléchi sur la nature de ces effets et la meilleure façon de les réaliser. Nous avons tourné des essais et fait beaucoup de recherches en amont du tournage. C’est un travail qui s’est ensuite poursuivit lors du tournage où la présence du superviseur VFX a parfois été nécessaire, puis en post-production une fois que les plans à truquer ont été déterminés. Certains effets ont été réalisés tels qu’ils étaient prévus à l’origine, mais nous avons parfois dû changer les plans et prendre d’autres directions, car l’évolution du film au moment du montage nous y obligeait parfois. Mac Guff a fait un travail extraordinaire en réalisant des VFX à la fois crédibles, réalistes, et envisageables, mais aussi magiques et spectaculaires. C’était toute la difficulté de ce travail complexe et subtil dans lequel j’ai été impliqué du début à la fin…
La séquence 3D du camping a été réalisée par l’artiste numérique Hugo Arcier d’après une maquette conçue à partir de différentes images trouvées sur internet et qui ont servies de références pour sa fabrication. Inspirée par le voyage intergalactique de « 2001 » de Kubrick, par l’épisode 8 de Twin Peaks The return (saison 3) ainsi que par le travail de Ryoji Ikeda, cette séquence marque un point de bascule dans le film : c’est une sorte de trip psychédélique, durant lequel le monde se déstructure et passe d’un état organique à un état numérique. Sa nouvelle représentation sous forme de particules (ou pixels; ou points; ou coordonnées) en lévitation suggère à la fois une esthétique scientifique, technologique, ainsi qu’une représentation d’expériences modélisées sur ordinateur. C’est également une référence aux vidéos scientifiques que visionnent mon personnage et qui nourrissent son imaginaire ; puis elle évoque celle du cosmos, de galaxies, et d’autres vues intersidérales. L’univers est ainsi reconstitué à partir de ses éléments constituants les plus infimes. Infiniment grand et infiniment petit sont reliés, et s’ouvre alors une expérience immersive que j’ai souhaitée aussi vertigineuse, terrorisante que fascinante. Un voyage abstrait et expérimental au point de rencontre de l’univers et de la matière.
Peut-on parler d’un film de genre ? Quelles ont été d’ailleurs vos inspirations ?
Elles sont très diverses et de tous genres. Sans être référencé, ce film est influencé par de nombreux films qui ont pu me marquer ou me toucher à différentes époques de ma vie et pour différentes raison. J’ai toujours eu un goût pour certains films de genres très identifiés, comme le fantastique, l’horreur ou le teen-movie. Je souhaitais me les réapproprier pour les faire exploser et en faire quelque chose de très personnel. Faire un film, c’est jouer avec l’histoire du cinéma. Je pourrais citer Bruno Dumont, et en particulier La vie de Jésus, pour sa rigueur, sa façon unique de filmer la France et pour son travail avec des comédiens non-professionnels ; les films de John Carpenter, Ken Russel, Gus Van Sant, David Lynch, Larry Clark, mais également des démarches plus expérimentales, ou à la lisière du documentaire et de la fiction, comme Under The Skin de Jonathan Glazer, Putty Hill de Porterfield ou les films de Weerasethakul.
Je suis aussi très inspiré par la musique expérimentale ou minimaliste, la photographie contemporaine, en particulier le travail d’Alex Soth et son regard documentaire sur la société américaine, et enfin par la bande dessinée, avec des auteurs tels que Daniel Clowes (Ghost World, The Death Ray, Patience, etc.), Charles Burns et son Black Hole, chef d’œuvre des 20 dernières années, Mezzo et Pirus avec Le roi des mouches…
Pour moi, Les Particules n’est pas un pur film de genre. Dans son architecture, j’ai essayé de m’affranchir de certaines règles que le fantastique impose. C’est un film qui joue tout simplement avec ces codes-là.
Quels sont vos futurs projets ?
Je vais réaliser à la rentrée un film pour la 3e Scène de l’Opéra national de Paris. Il s’agira d’un court métrage documentaire sur le concours du ballet de l’opéra. J’ai également commencé l’écriture de mon prochain film, à nouveau une histoire d’adolescence à la frontière de la fiction et du documentaire, avec un personnage principal qui sera cette fois-ci féminin.
Les Particules
FR/CH – 2019 – 98min
genre: Drame/Fiction
Réalisateur: Blaise Harrison
Acteur: Thomas Daloz, Néa Lüders, Salvatore Ferro, Léo Couilfort, Nicolas Marcant, Emma Josserand
Cineworx
04.09.2019 au cinéma