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vendredi, mars 29, 2024
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« Carol » de Todd Haynes: hymne à l’amour et au cinéma classique.

Carol de Todd Haynes

Combien d’œuvres littéraires au potentiel d’exploitation cinématographique évident, ont pris la poussière dans un coin sombre en attendant que la nature de leur sujet – jugée « transgressive » devienne propice à l’actualité ?


Ce fut le cas de « Carol », roman de Patricia Highsmith, auteure plus connue pour ses œuvres de genre crime/suspense, dont « L’Inconnu du Nord Express », « Le Talentueux Mr. Ripley » et plus récemment « Les Deux Visages de Janvier » ont déjà eu les honneurs d’une adaptation à l’écran. Carol est l’un des romans les plus hors normes et les plus subtils qui se soit écoulé de la plume (ou de l’Olympia Sm3) de cette dernière et pourtant ! Il a su passer sous les radars du cinéma durant des années… Chaque chose en son temps.

Et ce furent effectivement les temps qui jusqu’à aujourd’hui ne jouèrent pas en la faveur du sujet qui réside au cœur de ce roman, à savoir : la naissance et l’exploration d’un amour aux motifs pur et non pathologique entre deux femmes, dans l’Amérique des années 50. Son adaptation cinématographique réalisée par Todd Haynes, est sortie en Suisse (deuxième officielle en Europe et troisième mondiale) lors du Zurich Film Festival, le 29 septembre.

Il y a onze longues années de cela, Phyllis Nagy, scénariste, se lance dans l’écriture d’une adaptation de « Carol » pour le grand écran. Après un parcours du combattant de plus d’une décennie afin de récolter les fonds nécessaires à sa réalisation, le projet prend enfin vie. À son effectif : Todd Haynes (« Velvet Goldmine », « Loin du Paradis », « I’m not there », « Mildred Pierce »), un réalisateur des plus brillants et plus appropriés pour le genre et l’époque abordés, un casting à la pointe et une équipe composée des meilleurs dans leur domaine en partant de Carter Burwell pour la bande-originale, à Ed Lachman pour la photographie jusqu’aux costumes de Sandy Powell, dont on a pu constater la grandeur dans la dernière adaptation Disney de « Cendrillon ».

Carol de Todd Haynes

LE FILM
Une nuit à Manhattan, début 1953. Le film s’ouvre sur le plan d’une grille en fer forgé dans une station de métro New-yorkaise. On relève dès les premières secondes la qualité visuelle du travail ici réalisé par Ed Lachman, directeur de la photographie et collaborateur de Todd Haynes de longue date. Après « Loin Du Paradis » (2002), l’adaptation télévisée HBO de « Mildred Pierce » (2011), ils abordent une nouvelle fois un grand destin de femme dans l’Amérique du milieu du 20ème siècle avec une qualité et une authenticité irréprochables. Tourné sur pellicule 16 mm au format Super 16 et non en vidéo digitale, le grain de l’image nous fait faire un bond radical dans le temps. Ajoutons en arrière-plan le thème principal du film composé et orchestré par Carter Burwell (« Fargo », « Burn After Reading », « The Blind Side ») : la bande-originale de « Carol » s’inscrit indéniablement comme une de ses réalisations les plus mémorables en date. Pour les amateurs de jazz/blues, le film nous fait partager des classiques tels qu’ »Easy Living » de Billie Holiday, « Kiss Of Fire » de Georgia Gibbs ou encore le fameux « One Mint Julep ». Un plaisir aussi bien auditif que visuel. Nous faisons connaissance avec nos deux protagonistes, Therese (Ronney Mara) et Carol (Cate Blanchett), là où l’histoire touche chronologiquement à sa fin. En tant que spectateur pour le moment peu investi dans leur histoire, on dénote tout de même un rapport d’intrusion alors que celles-ci, filmées au second plan, sont interrompues par un jeune homme. Elles se font poliment leurs adieux dans une atmosphère chargée de quelque chose de plus lourd.

Carol de Todd Haynes

Flash-back, quelques mois auparavant : Therese, jeune femme aspirant à une carrière de photographe, prend un poste de vendeuse au rayon jouet d’un grand magasin de Manhattan durant le rush de Noël. La caméra, filmant le flou de la routine interminable, les nombreux clients allants et venants parmi les rayons, retrouve suggestivement son focus lorsque Therese aperçoit Carol pour la première fois. Élégante et énigmatique, dotée d’un charisme et d’une beauté captivantes, celle-ci est à la recherche du parfait cadeau de Noël pour sa fille. Carol est mariée, en fait, comme nous l’apprendrons plus tard, en procédure de divorce. C’est ainsi, en un instant, que tout commence. Une interaction dans un contexte des plus banals. L’alchimie et l’attirance semblent immédiates, l’air chargé de tension. L’échange laisse une Therese bouleversée et quelque peu obnubilée et une Carol, on le devine, plus consciente de la nature de sa propre intrigue… La caméra, toujours notre médium le plus parlant, s’attarde sur Therese écrivant le prénom de Carol lentement, lettre par lettre, sur un reçu. On comprend que l’inscription se fait d’ores et déjà à un degré plus profond. Par inadvertance ou par pur génie, Carol laisse ses gants sur le comptoir, offrant ainsi à Therese l’opportunité de pouvoir la recontacter.

Carol de Todd Haynes

S’ensuit le premier rendez-vous d’une histoire d’amour qui va lentement grandir. On voit l’intérêt évident combiné à la gêne sous-jacente de deux êtres qui tâtent le terrain. Des regards qui se cherchent et en même temps, n’oseraient se croiser. Qui d’entre nous ne l’a pas vécu ? « I’m starved » (je suis affamée) mentionne Carol avant d’inviter Therese à passer une journée chez elle, dans une tentative de décontraction peu convaincante. On dénote la connotation propre et figurative au sein de ses mots, puis : « What a strange girl you are… – Flung out of space ». Tombée du ciel… c’est ainsi que Carol décrit sa soudaine rencontre avec Therese.

Carol de Todd Haynes

Le film est d’une ambivalence palpable. Engendrée d’une part par le torrent émotionnel associé au premier amour et d’une autre, par la persécution qui ne peut qu’en découler, lorsque celui-ci vit à l’heure où le monde le diabolise. Cette dissonance se perçoit même à travers la palette de couleurs. Pourtant vives, elles sont d’un ton légèrement assombri comparé à la chaleur de « Mildred Pierce », ou à la flamboyance de « Loin du Paradis ». Carol évoque une romance aux allures de film noir haut en couleurs, dont les tons froids, mêlés au tout, ont un rendu étrangement chaleureux. Ce contraste émane plus fortement, au départ, du personnage de Carol, entièrement consciente des répercussions négatives que sa relation avec Therese pourraient avoir, tandis qu’elle se bat pour acquérir ne serait-ce que la garde partagée de sa fille.

Carol de Todd Haynes

Dans une scène évoquant parfaitement l’ambiguïté de leur situation, Therese attend la tombée de la nuit pour poster à Carol une lettre au contenu alors parfaitement inoffensif, comme si l’intention derrière le geste était criminelle. Criminel : un mot que l’on ne dissocie pas des personnages issus des livres de Patricia Highsmith, connue et reconnue pour ses romans offrants aux lecteurs une introspection des plus crues dans la mentalité criminelle. Testant souvent l’infime limite séparant Mr. Tout-le-monde de ses affinités psychopathiques en troublant nos notions de bien, de mal et de moralité. Ses personnages masculins opèrent souvent dans un schéma récurrent : au premier plan, une intrigue criminelle ; au second, des nuances homo-érotiques entre les protagonistes, le plus souvent implicites (« L’Inconnu Du Nord Express », « Le Talentueux Mr Ripley », « Les Deux Visages de Janvier »). « Carol » brise ce schéma tout en regroupant ces deux éléments-clés. Il traite cette fois sans compromis d’un amour homosexuel entre deux femmes, et les nuances de criminalités sont là… inséparables à la perception qu’avait alors le monde d’un tel amour.

Carol de Todd Haynes

Avec l’avancement de l’histoire, on voit l’intimité entre les deux personnages prendre de l’ampleur. On les sent peiner à maintenir cet équilibre propre aux normes sociales qui les entourent. Carol et Therese partent en voyage à travers l’Amérique, loin des hommes qui les convoitent, de la ville et de son contexte étouffant dans lequel elles ne peuvent librement évoluer. De chambre d’hôtel en chambre d’hôtel… Une nuit, les barrières tombent (les robes de chambre avec). La relation est pleinement consommée dans une scène tournée avec finesse, où l’esthétique et le sensuel prédominent sur le sexuel. Une scène au-dessus de laquelle les États-Unis ont pourtant réussi, une fois de plus, à agiter le drapeau de la censure, imposant ainsi quiconque âgé de moins de 17 ans à être accompagné d’un adulte pour visionner le film (!?!). De toute évidence, les USA semblent éternellement plus à l’aise avec le visionnage d’un acte de violence cru, qu’avec celui d’un acte d’amour intime suggéré, en jugeant le degré d’acceptabilité de celui-ci par rapport à son degré de réalisme plutôt que par le message qu’il renvoie. Il est temps que l’Amérique perde sa ceinture de chasteté en guimauve confectionnée par « Playbloy » ! Et range ses armes à feu… Allume MTV et ouvre les yeux sur le fait qu’un bon pourcentage des clips qu’elle montre véhicule une image de la sexualité (surtout féminine) qui ELLE, est malsaine et dénaturée. Dans un monde où cette image faussée est utilisée à tort et à travers dans les médias et accessible à tous, il est d’autant plus important que le cinéma n’expurge pas l’acte sexuel simplement pour sa connotation sexuelle lorsque celui-ci prend place dans un contexte sain. Il serait temps de considérer les répercussions qu’a la vue d’une poignée de billets de banque flanquée à la figure d’une fille se tortillant (en maillot de bain, certes), à celle d’un baiser partagé entre deux êtres, visiblement, dévêtus.

Carol de Todd Haynes

Comme pour accentuer le fait qu’un rêve étroitement attaché à la menace d’un cauchemar ne peut demeurer un rêve bien longtemps : c’est le matin suivant cet épisode de laisser-aller – dans une scène relativement bouleversante – que Carol et Therese découvrent que leurs paroles et ébats ont été enregistrés par un détective privé, engagé par le mari de Carol, dans la tentative de celui-ci d’obtenir la garde totale de leur fille. Un enchaînement d’événements qui met face à une vérité difficile : comment un être – peu importe son orientation sexuelle – va-t-il appréhender la vie, lorsque ce que ce qui constitue sa capacité à aimer, est placée à l’enseigne de la honte et du « contre-nature ». Comment va-t-il trouver son équilibre si l’on se tient prêt à éteindre sa flamme aux premières lueurs d’une étincelle ? La dernière ligne droite verra nos deux héroïnes, isolées l’une de l’autre, tenter d’évoluer sous le poids de la détresse engendrée par l’arrachement à leur liberté d’aimer. Elle nous offre les meilleures performances du film. Chargées en émotion. Carol se voit dans l’obligation d’entamer une thérapie afin de soigner sa « maladie », si elle veut un jour espérer revoir sa fille. Cate Blanchett déverse en une scène toute la force et la vulnérabilité de son personnage. Quand vient la confrontation entre couple et avocats, elle déclare, faisant référence à sa fille et à la volonté de son mari de reconstruire leur couple : « What use am I to her…to us… by denying who I am ». En effet. Quelles seraient les répercussions sur nos proches, d’une vie menée dans l’étouffement de soi.

Carol de Todd Haynes

Therese tente amèrement d’aller de l’avant en dédiant son énergie à ce qui ne pourra pas lui être si facilement arraché : son travail. Éventuellement, leurs chemins se recroisent, à l’heure ou le film avait débuté. Les derniers instants de Carol représentent simplement la quintessence d’un dialogue du regard, permettant ainsi au film de finir à l’apogée de sa force. Car si celle-ci repose dans les non-dits, sa faiblesse, repose parfois dans les dialogues. On souhaiterait voir ceux-ci s’éloigner à peine de cette structure classique qui, parfois, frôle le cliché et qui pourrait, si le reste n’était pas à la hauteur de la rattraper, tomber dans la niaiserie. Ceci ferait aussi mieux honneur à la complexité des personnages. On ne relève pas tant ce bémol dans les échanges entre les protagonistes, mais plutôt lorsque celles-ci s’adressent à un personnage secondaire. Pour citer un passage du roman, proféré par Carol : « Les phrases, les répliques… – On parle de grands classiques. Cent personnes différentes diront les mêmes mots. Il y a les phrases pour la mère, les phrases pour la fille, pour le mari et pour l’amant… – C’est toujours la même pièce qui est rejouée par des acteurs différents. »

Carol de Todd Haynes

C’est à une ou deux reprises le piège dans lequel semble tomber le script, autrement bien adapté. Dans son ensemble, « Carol » est un tour de force qui fait réellement honneur au matériel sur lequel il est basé, ce qui n’est que trop peu souvent le cas à Hollywood. Un film qui plaira aux nostalgiques du cinéma classique, aux amoureux de la beauté et aux amoureux de l’amour – sans mentionner ceux de sa brochette d’acteurs charismatiques. Le message derrière l’histoire de Carol et Therese n’est pas exclusivement homosexuel, il est universel : Amor omnibus idem pour citer Virgile.

Carol de Todd Haynes

L’amour est le même pour tous et propre à chacun. Lorsque Cupidon décoche sa flèche, l’équilibre de l’être est à jamais bouleversé. Le premier amour est une expérience dont la puissance nous aliène du reste du monde et qui, à la fois, enracine notre existence au sein de celui-ci. Carol est fondamentalement ceci : un somptueux tableau à chaque plan et un hommage à la bravoure de deux femmes. Un récit de la chrysalide engendrée par un amour pour lequel deux êtres se seront battus.


Carol – Trailer VOSTFR par TheDailyMovies

 Suite du dossier « Carol » : inspirations et références.

Carol de Todd Haynes

Carol
De Todd Haynes
Avec : Cate Blanchett, Rooney Mara, Sarah Paulson…
Pathé Films
Au cinéma le 13 janvier 2016

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