2.9 C
Munich
jeudi, mars 28, 2024
- Publicité -

The Irishman : le retour de Martin Scorsese au Festival Lumière

Jonathan Tholoniat
Jonathan Tholoniat
« Désespoir, amour et liberté. L’amour. L’espoir. La recherche du temps perdu. » Comme Pierrot, j’aime la Littérature. Comme Godard, j’aime le cinéma. Après avoir étudié la Philosophie à l’université de Lyon III, je poursuis mes études en Master de Littérature et français moderne à Genève pour me diriger vers l’enseignement et le journalisme. L’écriture et le cinéma : un univers en perpétuel mouvement que je suis heureux de partager. Godard ne disait-il pas : « Avec le cinéma, on parle de tout, on arrive à tout ». De quoi assouvir mon inlassable curiosité.

Le récipiendaire du prix Lumière 2015 a fait son retour au festival Lumière pour présenter en avant-première son dernier film, The Irishman, produit et prochainement distribué par Netflix. Quelques milliers de personnes ont eu la chance d’assister à cette projection exceptionnelle sur le grand écran.


Après le succès de Roma d’Alfonso Cuaron en 2018, c’est au tour de Martin Scorsese de faire son entrée sur la plate-forme Netflix avec The Irishman. Le vingt-cinquième long-métrage du réalisateur est l’un des films les plus attendus de l’année, et pour cause : un casting de prestige, comptant Robert de Niro, Joe Pesci et Al Pacino, cent dix-sept lieux de tournage pour trois cent neuf scènes avec une durée totale de trois heures et vingt neuf minutes, et surtout un film dont les promesses cinématographiques résonnent désormais depuis une dizaine d’années. Il n’est donc pas étonnant que les mille huit cents places proposées par le Festival Lumière aient disparues en à peine trente minutes. « Même Céline Dion ne fait pas mieux », s’amuse Thierry Frémaux. Le festival s’offre une séance, dont le caractère exceptionnel se situe moins sur son statut de « deuxième avant-première européenne » que sur sa simple projection sur le grand écran. Bien que Scorsese ait fait ce film pour le cinéma, étant produit par Netflix, sa sortie dans les salles sera effectivement très limitée.

Ce projet ne fut pas une chose qui allait de soi. Quelques années auparavant, il n’aurait par exemple jamais imaginé signer une nouvelle collaboration avec son acteur autrefois fétiche, Robert de Niro. « Je pensais que nous n’avions plus rien à faire ensemble. Avions-nous encore quelque chose à apprendre l’un de l’autre ? Surtout dans cet univers dont je croyais avoir fait le tour »? Ce sentiment perdura jusqu’au jour où « Bob » ( Robert de Niro ) lui apporta I Heard You Paint Houses de Charles Brandt. Cet ouvrage, comme le film d’ailleurs, revient sur les confessions d’un tueur à gage de la mafia, Frank Sheeran, alias « l’irlandais », dont Brandt fut l’avocat. Il revendiqua notamment l’assassinat de Jimmy Hoffa, ancien président du syndicat des conducteurs routiers et collaborateurs officieux de la mafia, qui disparu en 1975 sans laisser de traces. « Bob est arrivé avec ce livre. Il m’a narré l’histoire d’une telle manière qu’il semblait déjà incarner le personnage ». Bien qu’il ne pensait pas faire un film d’une telle longueur, le cinéaste a rapidement eu l’intuition du style classique de The Irishman. « Le scénariste, Steven Zaillian, Bob et moi-même avions très envie de parler du temps qui passe, de la vie et du vécu. Peu importe que le résultat soit bon ou mauvais, il fallait que je le fasse ».

Le récit conserve quelques codes des précédents films que Scorsese a consacrés au crime organisé ( Mean Streets, Les Affranchis, Casino ) : une tragédie mafieuse dans laquelle le héros se trouve déchiré entre l’allégeance et la trahison, la culpabilité et l’innocence, l’amitié et le devoir. Cependant, le réalisateur signe cette fois-ci un film à la portée plus ambitieuse qu’à son habitude. Il y aborde des thèmes qui dépassent le milieu de la pègre pour évoquer des questions historiques, politiques, existentielles, voire métaphysiques.

Oscillant entre soixante-seize et soixante-dix-neuf ans, les acteurs ont dû faire peau neuve, afin d’être présents tout au long du film. Pour cela, Martin Scorsese a eu recours à un procédé de rajeunissement numérique du visage, le « de-aging ». Évidemment, cette cure de jouvence ne peut récuser l’ « horrible fardeau du temps qui brise » les corps. Mais, cette invraisemblance disparaît par l’accommodation du regard et surtout parce qu’elle n’est certainement pas l’objet essentiel du film.

The Irishman est un film sur un homme hors-course qui attend désespérément sa dernière heure en ruminant le passé comme pour mieux le disséquer. Chaque seconde semble devenir un fardeau de plus en plus lourd pour le vieux Sheeran ( Robert de Niro ). Seul survivant d’une époque bien révolue, il sort de son silence pour narrer lui-même une histoire. La voix-off n’a ainsi plus l’envergure rythmique et cinématographique présente dans certains films de Scorsese ; elle est la trace d’une confidence. L’homme raconte à son rythme, sans que le réalisateur n’intervienne, ce qui a amené à faire disparaître le grand leader syndical, Jimmy Hoffa. La narration poursuit une route sinueuse et complexe constituée d’incessants, mais subtils, retours en arrière. Chaque détail a son importance. Il ne s’agit pas pour Frank Sheeran de raconter sa vie, d’expliciter spécifiquement son rôle dans la mafia, de raconter ses relations avec l’omnipotent Russell Bufalino, ( Joe Pesci ) et par la suite Jimmy Hoffa ( Al Pacino ), mais de lever précisément le voile sur cette mystérieuse disparition.

Ce voyage mémoriel s’étend sur plus de cinquante ans, inscrivant la vie de ces hommes dans un pan de l’Histoire américaine. Cette sombre tragédie s’installe au sein d’une Amérique scandée par une série d’homicides historiques qui impliquent autant les pouvoirs politiques que la pègre organisée. Le pouvoir, la violence et la trahison sont autant de thèmes qui viendront alimenter la solitude, la tristesse et les regrets d’un homme qui tente de se repentir. Le vieillissement devient alors une chose cruelle ; il le pousse vers les sombres retranchements de la culpabilité. La rédemption semble impossible : les souvenirs et les ressassements poussent le vieil homme à se demander si certaines choses auraient pu être autrement. En vain.

Même si le film reçoit des éloges auprès des premières critiques, la presse et les cinéphiles restent perplexes quant au choix de Martin Scorsese. Il est en effet assez curieux qu’une figure aussi active pour le cinéma et la cinéphilie accepte la politique d’une telle plate-forme pour pouvoir financer une œuvre désormais inenvisageable pour les majors hollywoodiens. De même, il est surprenant que le Festival Lumière ouvre ses portes à Netflix, alors que le délégué général du Festival de Cannes est intraitable sur cette question.

Netflix tente de se faire une place dans l’industrie du cinéma traditionnel, tout en cherchant à défendre son modèle économique qui privilégie son interface plutôt que les salles de cinéma. Cette entrée en force divise par ailleurs très largement le monde hollywoodien. Certains réalisateurs, comme Steven Spielberg, insistent pour que les films produits par des plates-formes de streaming soient déclarés inéligibles aux Oscars. Actuellement, le règlement des Oscars stipule qu’un film doit être projeté durant au moins sept jours dans la région de Los Angeles pour pouvoir concourir.

Pour autant, Netflix a fait le choix d’allier ses intérêts commerciaux avec ses ambitions – les Oscars – en annonçant que The Irishman sortirait aux Etats-Unis dans quelques cinémas de Los Angeles et de New York, le 1er novembre, puis dans d’autres salles américaines et britanniques à compter du 8 novembre. Selon certaines rumeurs, certains cinémas indépendants projetteront le film dans leurs salles.

Les temps semblent avoir changés. « Le climat actuel du cinéma m’a donné davantage d’énergie pour finir ce film quelque soit le temps supplémentaire que cela m’aurait pris. Aujourd’hui, les films américains sont des produits commerciaux de divertissement, et les cinémas, des parcs d’attractions. Ce n’est pas du cinéma ! En tout cas, le cinéma d’aujourd’hui ne peut pas être que cela. Il faut distinguer les œuvres d’art et les œuvres commerciales ». Ceci ne peut constituer une explication suffisante. Il faut néanmoins avoir conscience de la difficulté actuelle pour financer certains types de film. Martin Scorsese a mis pas moins de douze ans pour achever The Irishman. « Nous, réalisateurs, devons désormais nous battre pour faire nos films, mais aussi pour inventer de nouvelles façons de les montrer ». Preuve que Martin Scorsese s’adapte – pour le meilleur ou pour le pire – et qu’il n’est pas près de raccrocher.

The Irishman
USA – 2019 – Thriller, drame, biopic
Réalisateur : Martin Scorsese
Scénario : Steve Zaillian, d’après I Heard You Paint Houses de Charles Brandt
Distribution : Robert de Niro, Joe Pesci, Al Pacino, Harvey Keitel, Ray Romano, Anne Paquin, Jesse Piemons, etc.
Production : Robert de Niro, Gastón Pavlovich, Jane Rosenthal, Martin Scorsese et Emma Tillinger
Sociétés de production : 
STX Entertainment, Sikelia Productions et Tribeca Productions
Société de Distribution : Netflix
Durée : 210 minutes
Sortie : le 27 novembre sur Netflix
Bande-annonce 

- Publicité -
- Publicité -