Une ambiance brumeuse recouvre Londres. Les prostituées disparaissent. Les scalpels courent. Jack l’Eventreur rôde ; Klaus Kinski a encore frappé (!) Ainsi se présente « Jack the Ripper – Der Dirnenmörder von London », film inégal, mais non sans caractère.
Jesús (crédité Jess) Franco écrit, adapte et réalise à son tour et à sa sauce le mythe de Jack l’Eventreur dans ce film germanico-suisse, dont il donne le rôle-titre à Klaus Kinski, qu’il retrouve pour la quatrième et dernière fois. Il apportera à ce film de minuit son propre style et ses intentions, parfois ingénieuses… et parfois plus discutables (à mon sens en tout cas). Bien que l’œuvre ne soit pas exempte de défauts ou de facilités, qui, d’ailleurs, lui apportent un certain charme artisanal, son ambiance visuelle lui transmet une identité particulière et évite de la réduire à une simple production B plate et terne comme pourrait l’évoquer le titre et le registre qu’il exploite. (À son visionnage, uniquement motivé par la présence de Klaus Kinski, je m’attendais moi-même à un film un peu terne, aux intentions plates, mais aurai été agréablement surpris d’y trouver une certaine créativité artistique.)
Concernant l’histoire, elle est assez convenue, on ne devra ainsi pas s’attendre à une intrigue débordante de créativité, au risque d’être déçu. L’essentiel du script se résume aux activités criminelles de Jack l’Eventreur et à son personnage, mises en parallèle avec les enquêtes policières qui s’en suivent, peinant à trouver l’identité du tueur. La partie « policière » du métrage étant selon moi bien plus classique et moins intéressante sur le plan de l’histoire comme dans sa mise en scène, je me concentrerai essentiellement sur la première.
Facilité presque convenue, comme bien des films d’horreur ou policiers, l’intrigue découle ici nécessairement de la bêtise des personnages, ou de la fameuse loi du « COMME PAR HASARD », comme le dirait parfaitement l’Odieux connard. Si on prend les exemples les plus parlants, au début du film, une balade nocturne solitaire, totalement imprudente, d’une prostituée dans les ruelles sombres et vides se justifie par « personne n’entrave ma liberté, je vais à pied quand je veux ». Et qui sera le seul et unique témoin du meurtre qui s’en suivra ? UN AVEUUUGLE ! Mais ça alors ! Et, gardons le meilleur pour la fin, quoi de mieux pour la jeune femme de l’inspecteur de police (incarnée par Joséphine Chaplin, fille de l’acteur qu’on connaît tous) souhaitant aider son mari à trouver le tueur que de se déguiser en prostituée pour l’attirer ?! Non, vous ne rêvez pas, on a ici affaire à une abondance d’idiotie parsemée de coïncidences scénaristiques inespérées. Délicieux.
On reconnaîtra assez vite dans les décors la ville de Zurich, ou, plutôt, on remarquera très vite, et même très très très vite que la ville de Londres qui nous est vendue dans le métrage ne correspond pas à celle que nous avons l’habitude de voir (!). Mais c’est là cependant un détail mineur, le point étant évidemment placé sur le déroulement de l’intrigue plus que sur les lieux qui les abritent. L’histoire pourrait prendre place dans n’importe quelle ville, suffiraient simplement quelques ruelles sombres à proximité de bars mondains. Peu importe si le béton que l’on aperçoit semble anachronique, cela n’affecte pas l’ambiance du film.
Les dialogues n’hésitent pas avant de nous informer de l’histoire passée des personnages, intentions qui sonneront souvent très fausses et forcées. (La visite de l’inspecteur à son ex nous apprend le passé qui les unit, qu’il est plus utile de raconter au spectateur qu’aux personnages concernés, au détriment de la crédibilité réaliste de la scène.)
Pour sa part, la musique mondaine qui rythme la majorité du film, intentionnellement ou non, ramène instinctivement à l’esprit un peu pathétique et populaire de cette production, sorte de film de minuit criminel qu’on s’imaginerait volontiers projeté dans les cinémas de quartier indépendants (à la jonction des séries B et des productions de minuit).
Le personnage de l’aveugle abordé précédemment n’échappe pas à la règle, mais la physionomie et le surjeu de l’acteur qui l’incarne, ajouté à sa philosophie attachante et fataliste, le rendent assez vite sympathique. Le groupe de pêcheurs se remarque en revanche par sa lourdeur pitoyable, mais, sur le plan des surjeux, Mme Higgins, qu’incarne Ursula von Wiese, remporte aisément la première place dans son rôle de Londonienne snob, hautaine, âgée et aigrie.
On parlait d’acteur, et il n’est pas surprenant que, lorsque Klaus Kinski figure en tête d’un générique, c’est de lui qu’on va parler. Il apparaît cependant comme essentiel et inévitable de préciser à ce stade que, au vu du caractère extrêmement odieux de la personne, c’est ici de sa performance d’acteur, donc de sa qualité purement artistique dont il sera question, et non pas de ses déboires personnels ou autres actions condamnables qu’il a pu signer. La promotion de ses œuvres et de son potentiel artistique ne représentent ainsi en rien une validation quelconque de ses crimes personnels (encore plus en sachant que ce dernier n’est plus de ce monde), qui restent et demeurent moralement inacceptables, cela va de soi.
C’est donc ce même Klaus Kinski qui apporte un réel intérêt à cette production modeste, à travers une performance certes plus réservée que les rôles qui auront marqué sa carrière, mais toujours digne d’intérêt.
On n’y retrouvera pas la folie délirante et violente qui l’avait caractérisé 4 ans auparavant dans « Aguirre, der Zorn Gottes », de Werner Herzog, mais la simple physionomie cadavérique du personnage, appuyée par un important travail sur les ombres dans la façon de le filmer, ainsi que sur la voix et le ton, particulièrement froid et agressif, même métallique, suffisent à créer une identité propre au personnage, dont l’aspect méticuleux et impassible le rend aussi crédible en médecin de ville qu’en tueur froid. D’autant plus que les nombreuses personnes que l’exubérance kinskienne fatiguent pourront ici profiter d’un jeu plus calme et contenu. Franco exploite le potentiel expressif de son protagoniste notamment à travers une série de plans rapprochés sur les yeux uniques du comédien, imprimant leur démence expressive bleue glaçante sur la pellicule.
On peut d’ailleurs également voir à travers le dialogue suivant, dans lequel l’aveugle donne la réplique au policier au sujet du personnage de Jack, un commentaire méta sur l’acteur qui l’incarne, tant la description lui convient.
« Un fou, donc ? »
« Peut-être, mais de cette folie particulière qui se trouve sur le fil étroit entre folie et génie »
« Un fou, donc ? »
« Peut-être, mais de cette folie particulière qui se trouve sur le fil étroit entre folie et génie »
En effet, Kinski y est délirant. En même temps angoissé, fiévreux, habité, furieux, mais aussi impassible et méticuleux. Sa performance frôle cette même frontière.
Une certaine peine est mise sur le choix des décors. Plutôt que de se contenter de vulgaires intérieurs téléfilms vides et sans intérêt, les lieux choisis sont beaux et tapissés, ce qui les rend plus intéressants à regarder et évite la création du sentiment et d’ennui qu’évoquent des décors ternes et sans grande particularité.
Là où certains plans n’étaient pas sans évoquer un certain anachronisme, les costumes restent convaincants et travaillés.
Les thématiques sociales ne sont pas oubliées du scénario, qui profite de son sujet pour alerter sur la condition de précarité parfois désespérée du monde de la prostitution, et de la vulnérabilité de celles qui la pratiquent.
Le scénario tente d’expliquer (sans pour autant les justifier, cela va de soi) les meurtres de Jack en leur trouvant une origine dans un conflit œdipien, marqué par le caractère de la mère prostituée au comportement toxique, ce que le réalisateur met en scène lors de passages ésoterico-érotiques (domaine que l’on sait connu de Jesús Franco) marqués par les hallucinations de son protagoniste, qui oscillent dangereusement entre le caractère expérimental psychologique freudien et le bizarroïde vulgaire nanardesque de mauvais-goût, qui parviennent cependant à créer chez le spectateur un sentiment de malaise et d’étrangeté similaire à celui que ressent le personnage.
L’érotisme est aussi présent à quelques autres moments dans ce métrage sous une forme cependant beaucoup plus sobre et moins hallucinée. Les rapports qu’a Jack avec les prostituées sont souvent suivis des meurtres, et cette confusion crée une impression désagréable et contrastée. De même que le viol est filmé avec une sobriété réaliste tout aussi dérangeante.
Sur le plan esthétique, on retiendra des reflets sur une eau verdâtre magnifiques, mais c’est surtout le grain qui marquera l’oeil, omniprésent, créant une sorte de brume étrange et typique des productions de cette période.
La scène de la fuite de la prostituée poursuivie par son tueur marque par sa magnificence visuelle, en même temps qu’elle rappelle cette douce et dérangeante esthétisation de la violence qui caractérisait le cinéma de Joe d’Amato à la même période. On passe au long de cette vaine tentative échappatoire effrénée des teintes bleuâtres de la nuit aux couleurs verdâtres du jardin nocturne, le tout noyé dans un brouillard dense et somptueux. La caméra imite le regard des personnages, ce propose des angles de perspective et de texture sensibles et naturalistes, extrêmement proche des éléments, effets qui trouveront leur apogée dans cette scène, une impulsivité avec laquelle contrastera notamment un plan composé aux effets de lumière glaçants dans la sublimation terrible de l’horreur qu’il dépeint. Un tableau mémorable.
On retrouve de commun avec cet esprit une certaine attention pour le gore tout au long du métrage, les plaies en général (celles que soigne le médecin comme celles que cause le tueur), parfois extrêmement bien faites, et parfois beaucoup plus caoutchouteuses. Cela n’empêche pas les scènes de meurtre de profiter d’un aspect réaliste marquant, créant alors une empathie pour les victimes.
On notera aussi un travail étrange sur les ombres et les silhouettes (celle du tueur qui erre dans son atelier ou qui descend furtivement l’escalier), qui n’est pas sans rappeler les vieux films expressionnistes. On discerne beaucoup de jeux de lumière, qu’il s’agisse les colonnes des ruelles et leurs motifs sculptés renvoyant sur les pavés des ombres difformes et sinueuses, des silhouette des personnages ou encore les ombres des couvre-têtes créant des zones obscures sur le visage du protagonistes.
Bref. Que retenir de ce film ?! On ne tutoie ni les sphères du grand film criminel, ni le téléfilm pathétique, on est peut-être cependant plus proche du second que du premier, diront même certains, mais on observe dans Jack L’Eventreur un auteur qui s’exprime comme il peut et avec ce qu’il a, et joint son style certes un peu daté à un genre codifié. Les intentions sont là, et je trouve ça attachant. Même beau. Il témoigne d’un certain caractère, ni furieux, ni passif, mais tout de même présent. François Theurel avait dit un jour dans une de ses vidéos que, au cinéma, avoir une identité, même cabossée, est mieux que de ne pas en avoir, un principe que j’affectionne tout particulièrement, et qui s’illustre à merveille avec les films comme celui-ci…
Jack the Ripper – Der Dirnenmörder von London
Suisse/Allemagne – 1976 – 95 minutes
Avec Klaus Kinski, Josephine Chaplin, Andre Mannkopf, Herbert Fux, Lina Ronay
Sociétés de production : Cinemec